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Le mal développement (2)

Le mal développement algérienPar Ammar Koroghli*

Il est depuis longtemps établi que l'Algérie aura une population allant crescendo. Les problèmes existant déjà se poseront avec davantage d'acuité : habitat, santé, scolarisation, consommation En outre, outre le dépeuplement des campagnes, un secret de Polichinelle veut que la quasi-totalité des ressources provenant de l'exploitation et de la commercialisation des hydrocarbures a été investie dans l'industrie sans résultats probants. Dans cette perspective, l'Algérie avait prévu d'exporter uniquement 4,8 millions de tonnes de pétrole et de produits raffinés alors que les hydrocarbures représentent la manne essentielle des devises. Or, compte tenu de l'épuisement des puits de pétrole (matière première non renouvelable), du fait d'une production de loin supérieure aux besoins du marché mondial, l'effondrement des prix des hydrocarbures n'est pas de nature à aiguiser l'optimisme. D'où, à l'évidence, le changement de ton dans le discours politique officiel algérien.
Discipline et austérité reviennent comme un leitmotiv, à grands renforts des médias coutumiers. De fait, il est loin le jour où Chadli Bendjedid pouvait affirmer : « Notre économie repose moins aujourd'hui sur les revenus des hydrocarbures. Nous poursuivons nos efforts en ce sens pour élargir davantage nos sources de financement. » Paroles vaines, on s'en doute. La société algérienne subit de plein fouet la trajectoire en dents de scie du prix du pétrole. Après une ascension l'amenant de 12 dollars à la fin de 1978 à 40 dollars en 1981. En mars 1986, il est retombé à son cours de décembre 1978 pour atteindre 6 dollars en période estivale. Le prix réel oscille entre 10 et 20 dollars.
Contre mauvaise fortune, le régime fit le diagnostic de ses propres turpitudes. Inaugurant ce mea culpa, Chadli Bendjedid évoqua le 8 mars 1986 une perte des revenus.
M. Khellef, alors ministre des Finances, annonça, le 21 avril de la même année, dans un projet de loi de finances complémentaire, des mesures destinées à réduire les achats à l'extérieur et un programme d'austérité en matière de dépenses publiques. Procédant à des estimations pourtant provisoires, la presse algérienne fit état d'un manque à gagner de plus de 25 milliards de dinars et d'une dépense de 1 000 milliards anciens en produits alimentaires chaque année. Par ailleurs, d'autres évaluations chiffrées abondaient dans le sens de la banqueroute de l'économie rentière. Ainsi, par exemple, le montant des exportations d'hydrocarbures estimé à
64,2 milliards de dinars en 1985 (soit
12,6 milliards de dollars) a chuté jusqu'à 12,8 milliards de dinars en 1986 (soit 2,56 milliards de dollars), c'est-à-dire de quoi régler la facture des importations des denrées alimentaires estimée à 2,14 milliards de dollars. A cela se conjugue la baisse inévitable du prix du gaz indexé sur celui du pétrole. Ainsi, pour un prix de 12 dollars le baril, les recettes baisseraient de 43 %.
D'évidence, du fait du choix de la stratégie de développement, la fiscalité pétrolière occupait une place prépondérante (unique même) dans la structure du budget de l'Etat algérien. Mal en prit aux régimes qui se sont succédé depuis le coup d'Etat de 1965. De fait, rien que pour la même année de 1986, la loi de finances algérienne prévoyait initialement des recettes de 48 milliards de dinars sur un prix établi à 24 dollars.
Une loi de finances complémentaire du
22 avril 1986 n'en prévoyait plus que 26 milliards de dinars, et encore le prix du baril fut évalué à 17,5 dollars. Un autre indice est venu bousculer bien des certitudes : la dette extérieure et son service. En effet, une appréciation chiffrée de celle-ci permet de constater qu'elle est passée de 21,2 % du PNB en
1972 (l'époque du discours égalitaire et populiste) à 50,5 % du PNB en 1978 (le début de la fin de ce même discours).
Cette dette a toutefois régressé pour atteindre 35,5 % du PNB en 1981, sous
l'effet de l'augmentation des prix du pétrole qui a connu pendant la période de 1978 à 1981 ses heures de gloire. De même, le service de la dette, par rapport au PNB, est passé de 2,7 % en 1972 à 9,6 % en 1981. A noter que jusqu'en 1970 les recettes d'exportation du pétrole occupaient 69,3 %.
La dette extérieure atteignit plus de 25 milliards de dollars, alors que le service de la dette représenta plus du tiers des recettes totales d'exportation. Les importations, quant à elles, étaient plafonnées à 10,5 milliards de dollars, soit plus de 50 % des exportations. Ainsi, la dette et son service engloutissent la partie la plus importante des revenus pétroliers, à telle enseigne que les « pétrodollars » algériens couvrent parfois juste la facture alimentaire. Triste réalité économique. Chiffres implacables qui annonçaient, en partie, les déboires de l'Algérie.
Il faut dire que, pour faire avaler la pilule, le Pouvoir décréta dans ses documents et discours ­p; et dans sa presse - ce qu'il a appelé l'«après-pétrole » devenu ainsi la pierre angulaire de la stratégie économique algérienne. Revenant sur ses déclarations, le régime préféra cette formule : « L'après-pétrole, c'est le pétrole ! » Calcul économique machiavélique - inconscient ? - ou suprême tour de prestidigitation du Pouvoir ? Certes, il est loin le temps où la presse pouvait dire : « Le débat actuel est l'occasion de sortir de la pratique du double langage et d'énoncer tout haut ce qui préoccupe les Algériens au quotidien. » (Algérie Actualité) ; celui-ci se fit tancer par Révolution africaine qui l'accusa d'être pour « les thèses de la bourgeoisie et de la réaction », « les égéries du multipartisme », « les ennemis de la révolution » Révolution et Travail pouvait encore écrire : « Les masses refusent le libéralisme et réaffirment l'option socialiste. » Pourquoi tout ce tapage médiatique ? Au début fut le fameux congrès du FLN destiné à désigner le candidat unique à la succession de Houari Boumediène, où les 640 représentants de l'Armée ont eu à arbitrer entre les différentes tendances qui se sont affrontées pour l'accession au pouvoir où l'une aurait symbolisé le « libéralisme » (Abdelaziz Bouteflika) et l'autre les « acquis du socialisme » (Mohamed Salah Yahiaoui).
Depuis, à la suite de Chadli Bendjedid (primo inter pares), le régime n'a pas réussi à surmonter les contradictions qui le minaient depuis sa naissance. En matière économique, de « nouvelles orientations » sont venues étayer l'opacité jetée par le gouvernement du secret. Mais pour quels objectifs ? Et quelles sont ces orientations ? Au plan économique, elles furent, selon ses promoteurs, les suivantes : mieux rentabiliser l'appareil industriel, restructurer le dispositif industriel, réduire les disparités régionales, mieux satisfaire les besoins sociaux, réactiver l'agriculture. La rentabilité et la productivité devinrent les nouveaux dieux de la cité économique promise par le régime qui, pour être en accord avec cette idéologie, fit du tout privé son cheval de bataille et sa coqueluche.
En fait, cette restructuration du secteur public en unités plus petites présumées plus faciles à rentabiliser devait s'inscrire dans la rationalisation de l'appareil de production, à savoir les sociétés nationales et les grands domaines autogérés. Cette opération s'est tout naturellement accompagnée d'une remise en cause des alliances, tant à l'intérieur (intégration politique progressive dans les rangs du FLN des couches privilégiées) qu'à l'extérieur (achats d'armements américains, suite au voyage à Washington de Chadli Bendjedid). L'exemple type de cette « restructuration » a concerné la Sonatrach qui exerçait, grâce à quelque 100 000 agents, diverses activités : exploration, raffinage, commercialisation, transport. Elle a été divisée, dès 1980, en plusieurs unités « autonomes » pour assumer les différentes opérations dans le secteur des hydrocarbures.
Résultat ? Dans la pratique, cette opération a été un coup d'épée dans l'eau, du fait notamment des corrections sérieuses apportées à la politique d'investissement : projets suspendus alors qu'ils étaient inscrits dans le plan quinquennal d'alors. Cette restructuration de l'appareil productif s'est révélée donc inopérante.
Désormais, après le démantèlement du secteur public (sociétés nationales, domaines autogérés et coopératives) - qui avait certainement besoin d'être revitalisé -, le Pouvoir va adopter un discours résolument économiste et tailler une place de choix aux capitaux non étatiques en préconisant « la collaboration du capital étranger ». Ainsi s'institutionnalise un capitalisme désigné par l'euphémisme « économie libérale » qui sera remplacé plus tard par « économie de marché ». Ainsi, lors de la 3e Foire de la production nationale, Chadli Bendjedid pouvait s'extasier, en déclarant : « Une petite entreprise privée exposait des produits de qualité alors que ceux de l'entreprise nationale faisaient piètre figure. » En réalité, le régime de l'époque ne voulait pas encore comprendre que tout développement économique conséquent et cohérent devait s'accompagner d'un développement politique de nature à favoriser des institutions multiformes, débarrassées du carcan de l'unanimisme stérilisant, donc la fin du monopole de la vie politique et de la gérontocratie.

La NEP algérienne : un libéralisme débridé
Après le décès de Boumediène, l'intérim fut assuré de fait par le Conseil de la révolution. Officiellement, en conformité avec la Constitution de 1976, le Président de l'Assemblée nationale de l'époque, le défunt Rabah Bitat, fut formellement chef d'Etat pour une durée de 45 jours en vue de préparer l'élection du futur Président de la République au suffrage universel. Après l'élection présidentielle, en la personne de Chadli Bendjedid, ancien chef de région militaire et candidat unique, l'heure fut à l'autocritique et à la réflexion pour la consolidation de l'édifice constitutionnel et « la mise au net d'un bilan sans complaisance ». L'élection d'un secrétaire général du FLN et la mise en place d'un bureau politique, d'un comité central et de commissions permanentes, les amendements de certaines dispositions constitutionnelles (la réduction du mandat présidentiel, la nomination d'un Premier ministre et le règlement du cas d'empêchement du président de la République) n'ont pu camoufler la pratique politique suivie depuis. De même, le renouvellement des assemblées locales - communes et wilayas - ne pouvait faire illusion, ne fut-ce qu'au regard de la procédure et des critères utilisés pour la désignation des candidats.
Sur un autre plan, la presse d'alors tenta d'accréditer l'idée selon laquelle l'appareil de production était à l'heure de l'inventaire, au plan de la gestion financière notamment. En fait, les pleins pouvoirs - valant dispositions constitutionnelles instituant les circonstances exceptionnelles - ont été octroyés au nouveau Président par une résolution organique du FLN en mai 1981. L'objectif déclaré d'une telle opération était de mettre sur pied une nouvelle politique économique au vu du constat de l'échec de la stratégie développementaliste entamée depuis 1967. La triple dépendance technologique, alimentaire et culturelle plane comme une épée de Damoclès aiguisée dans le brasier des contradictions socio-économiques où pataugeait l'Algérie avec des retombées draconiennes pour les citoyens sous-représentés au niveau des institutions politiques (Assemblée nationale et assemblées locales) et des structures économiques sous contrôle permanent du pouvoir, alors que les paysans, les travailleurs, les employés et les instituteurs étaient présentés par les textes - Charte nationale et Constitution - comme les bénéficiaires et du « socialisme spécifique » et des « nouvelles orientations ».
En effet, la Charte d'Alger (1964) intégrait cette dimension dans la mesure où elle peut être considérée comme la première approche qui proposait une stratégie de développement global à travers l'autogestion et le rejet des sociétés nationales génératrices de capitalisme d'Etat. Le régime issu du 19 juin 1965 opta, quant à lui, pour ce dernier modèle, assignant à l'Etat un rôle des plus exorbitants. L'industrialisation était considérée comme la clé de l'intégration et de l'indépendance économique, d'où le pré-plan (1967-1969) et les deux plans quadriennaux (1970-1973) et (1974-1977). Le « tissu industriel » devait être sous-tendu par un « modèle institutionnel » qui se résuma, en fait, en une négation de la participation populaire et en une extension démesurée des instances de l'Etat techno-bureaucratisé.
Au début de son mandat, Chadli Bendjedid se présenta d'ailleurs comme le continuateur de la politique de son prédécesseur. En réalité, il attendait la fin du conflit suscité par la succession présidentielle à son profit exclusif et à celui du clan qui l'a porté au pouvoir afin de faire valoir ses « nouvelles orientations » que l'on ne saurait qualifier, le recul du temps aidant, que de libéralisme débridé. Ces nouvelles orientations évacuèrent l'« option socialiste irréversible ».
L'heure était au discours libéral. Au demeurant, sur le terrain purement économique, le secteur dit privé assurait, en 1977, 74 % de la production agricole, 78 % du commerce et des services (hors transports et communications), 32 % du bâtiment et des travaux publics. Depuis, son rôle dans les secteurs vitaux ne cessa de s'élargir sans que pour autant le secteur économique étatique fut réaménagé comme suggéré dans ces fameuses « orientations nouvelles », de sorte que le pays soit assuré à terme d'accéder à une certaine indépendance économique.
A cet égard, au plan de la planification, le Pouvoir en place fit état de réformes des structures, l'accent ayant été mis sur l'amélioration de la gestion de l'appareil de production. Telle fut la nouvelle économie politique algérienne dont M. Brahimi, alors Premier ministre, se trouva être le promoteur. Dans cette optique, le premier plan quinquennal (1980-1984) a entendu « corriger les erreurs et les déviations passées qui ont été rendues possibles par l'illusion d'une fausse aisance financière et par la non-maîtrise de l'appareil national de production, due pour une partie au recours excessif à l'assistance technique étrangère par le biais de bureaux d'études appartenant aux firmes multinationales ». N'empêche, le régime continua de se baser, tout comme son prédécesseur, sur les hydrocarbures, le principal secteur bénéficiaire des investissements avec l'industrie.
En effet, quoi qu'on ait pu dire ou écrire, le secteur de l'agriculture ­p; y compris celui de l'hydraulique - demeurait un parent pauvre, nonobstant la structure socio-économique algérienne où les paysans occupaient encore une place importante - en termes sociologiques - et le dépeuplement progressif des campagnes, alors que le pays s'enlisait davantage chaque année dans la dépendance alimentaire.
Pourtant, la Charte nationale ne manqua pas de nous présenter l'agriculture comme « un facteur de progrès et de promotion sociale, culturelle et technologique ». De la même manière, le premier plan quinquennal devait inaugurer un « cours nouveau » de l'économie algérienne. En vain. Déception proche de la déboire lorsqu'on sait que le taux de couverture alimentaire passa de 90 % en 1965 à 55 % en 1973 et à 41 % en 1977, voire à 30 % actuellement.
Théoriquement, un accroissement massif des investissements dans l'agriculture et l'hydraulique a été enregistré dans le plan quinquennal. En fait, les faibles réalisations bousculèrent les prévisions des planificateurs. Ainsi, la libéralisation de la commercialisation pour le secteur agricole d'Etat profita aux intermédiaires privés. Par ailleurs, la restructuration des exploitations agricoles, dans la mesure où elle se révélerait être la panacée aux mille vertus, n'a pratiquement pas fait intervenir les collectivités de travailleurs concernés par l'opération. En revanche, depuis la fin du deuxième plan quinquennal, les crédits mis à la disposition du secteur privé n'ont pas cessé d'augmenter : de 29,7 millions de dinars en 1977, ils sont passés à 101,7 millions de dinars en 1980. En outre, les disparités entre salaires agricoles et salaires non agricoles ont subsisté et les conditions de vie demeurent encore très difficiles.
La situation économique algérienne ne pouvait ainsi que soulever de vives inquiétudes, surtout lorsqu'on ne cessait de constater que la rente pétrolière demeurait la pierre d'angle de la survie du pays et ce, malgré la remise en question du plan Valhyd (suspension des projets d'usines de liquéfaction GL3Z à Arzew, GL2K à Skikda et GLIG aux Issers). L'inquiétude gagne en intensité lorsqu'on sait que l'Algérie reste plus tributaire que jamais des hydrocarbures aux fins d'assurer son alimentation et son équipement à l'égard du marché international. Autre point cardinal : le plan de restructuration qui donna, semble-t-il, la priorité aux secteurs de l'énergie et des industries pétrochimiques, de l'habitat et du commerce.
Cette restructuration s'articula autour de la séparation des fonctions de production, de commercialisation, de réalisation et de service, la spécialisation et la simplification des missions, le transfert d'activités et celui des sièges des entreprises. Qu'en était-il en réalité ? Prenons le cas de l'habitat, point crucial s'il en faut, notamment au regard de l'« explosion démographique » (la population algérienne s'est accrue de 50 % en 12 ans). Les bidonvilles se font désormais indiscrets et les campagnes se sont progressivement dépeuplées de leur sève humaine qui est venue s'adjoindre aux citadins pour composer cette unité nouvelle que Mostafa Lacheraf a qualifié de « rurbains ». On sait malheureusement que la stratégie de développement algérienne n'a pas cru bon d'intégrer ce paramètre dans ses objectifs, ou peu.
Ainsi, ce qu'il a été convenu d'appeler crise de logement étalait au grand jour l'incapacité de l'Etat à résorber ce problème. Cette situation s'accompagna d'une négligence délibérée du secteur locatif public ; situation à laquelle s'ajouta la braderie des biens de l'Etat. Comment s'étonner, dans ces conditions, des différenciations sociales qui s'aiguisaient au quotidien ? A cela s'ajoutaient l'inefficacité de la politique de l'Etat en la matière et la spéculation immobilière : vente de terrains et de logements. Voilà donc quelques éléments de la NEP algérienne concoctée par l'oligarchie au pouvoir appelée, tour à tour, « camarilla » et « mafia politico-financière ».

Après-pétrole et affairisme d'Etat
D'une manière générale, le bilan du pouvoir algérien fait ressortir les incohérences d'une stratégie et son coût social, la croissance des dépenses improductives, la non-maîtrise de l'appareil productif, la formation de féodalités économiques et politiques (techno-bureaucratie civile et militaire), les dangers de l'extraversion et le mépris des masses en prime. Ainsi, ni l'autogestion et le « gouvernement par le parti » ni les « industries industrialisantes » n'ont produit la matrice nécessaire au décollage économique. De même, le caractère d'exploitation qui découle de la confusion entre formes juridiques de propriété et rapports de production n'a pas été supprimé.
Par ailleurs, la Constitution de 1976 a mis en place un régime présidentialiste hermétique à l'opposition, le Président de la République ayant droit de vie et de mort sur l'ensemble des institutions ; celle de
1989 cherche à tempérer cette situation ayant continué de prévaloir jusqu'à cette date par la répudiation du parti unique et du « socialisme spécifique » pour épouser l'économie de marché, l'adoption du principe de la séparation des pouvoirs (appelées fonctions auparavant) et le renvoi de la direction de l'armée hors de la sphère du politique. Toutefois, pour peu qu'elles soient appliquées, ces innovations ne doivent pas masquer les carences préjudiciables au devenir de la démocratie en Algérie. En effet, le chef d'Etat conserve, au-delà de l'écran politique du pluripartisme annoncé, la haute main sur les institutions : il pourvoit aux postes élevés de l'Etat ­p; civils et militaires -, il nomme et destitue le Chef du gouvernement qui est responsable devant l'Assemblée, il peut procéder à la dissolution du Parlement avec lequel il a l'initiative des lois. Le Président de la République demeure donc le centre « dictatorial » du pouvoir, ne fut-ce que du fait de son irresponsabilité politique ; ainsi, échappe-t-il à tout contrôle populaire. En ce sens, depuis l'indépendance, les différentes Constitutions algériennes sont constantes. Nous sommes donc toujours dans le cadre d'un régime présidentialiste, le modèle de développement élaboré par le Conseil de la révolution ayant sécrété un capitalisme d'Etat bureaucratisé et situé à la périphérie de l'économie mondiale de marché. Dès son accession au pouvoir, l'équipe de Chadli Bendjedid fit état de « grandes réalisations, d'un côté, de déséquilibres profonds et sérieux, d'un autre ». Aussi désigne-t-il à la vindicte publique les exploitations agricoles (autogérées et coopératives) pour corroborer son analyse militant en faveur d'une politique économique dont le secteur privé doit devenir la pierre d'angle au détriment du secteur public, qui a servi de tremplin aux différentes fractions de la bourgeoisie algérienne pour asseoir leur hégémonie, et à l'ombre duquel des fortunes colossales se sont constituées. L'« après-pétrole » étant devenu le leitmotiv de la stratégie politique du pays, avec pour toile de fond la réorientation de la doctrine économique.
Les grands axes en sont : la transformation des grandes entreprises (type Sonatrach), l'appel au secteur privé et au capital étranger et la relance de l'agriculture par la remise des terres nationalisées à leurs propriétaires. Cette nouvelle vision de l'économie conduit à une remise en cause au niveau des alliances. L'affairisme d'Etat favorable aux couches bourgeoises sert de soubassement à cette réorientation. Contre mauvaise fortune, le régime fit le diagnostic de ses propres maux. Inaugurant ce mea culpa, le chef de l'Etat eut à évoquer une perte de revenus. Il annonça des mesures destinées à réduire les achats à l'extérieur et un programme d'austérité en matière de dépenses publiques.
Par ailleurs, la faible rentabilité du parc industriel - devenu un secret de Polichinelle car tournant à environ 30 % de ses capacités - s'accompagna d'une baisse sensible de la production agricole nationale, ne couvrant plus que 40 % des besoins alimentaires, dont 60 % sont assurés par le secteur privé au niveau des cultures céréalières, maraîchères et l'essentiel des viandes rouges. Ce secteur s'est élargi, de plus en plus depuis, à l'agriculture, la pêche, la transformation, la construction, le commerce et les prestations de service. Contrairement à la Tunisie et au Maroc, l'Algérie a peu d'arboriculture fruitière, et l'élevage reste une activité traditionnelle et cantonnée aux nomades ou semi-nomades des Hauts-Plateaux et du Sud. De la même manière, un domaine aussi vital que celui de l'habitat est abandonné au pouvoir de l'argent alors que, du fait du dépeuplement des campagnes, le taux de croissance annuel de la population urbaine oscille autour de 6 % contre 4,5 % au Maroc et 4 % en Tunisie. Pour étoffer cette politique dite « pragmatique » entamée avant les « événements » d'Octobre 88, le Pouvoir en place s'est doté d'un arsenal juridique en vue d'asseoir, d'une manière durable, une économie de marché qui constitue l'infrastructure de ses réformes.
La principale de ces lois concerne la monnaie et le crédit qui introduit la possibilité pour les entreprises de transformer leurs obligations provenant de dettes ou de créances en actions. En outre, la convertibilité du dinar comme préalable à la relance économique devait « rendre à la monnaie nationale sa valeur réelle », sachant que la sphère informelle détiendrait « près de 70 milliards de dinars échappant totalement au circuit bancaire » et que la dette extérieure s'élève à 26 milliards de dollars et la dette intérieure à 270 milliards de dinars. Par ailleurs, la situation des entreprises nationales est désastreuse ; à titre illustratif, « Air Algérie » a eu à enregistrer un déficit de 800 à 900 milliards de centimes. S'agissant de la dette extérieure (43 % du PNB), elle est financée par les exportations des hydrocarbures (96 %), absorbant 40 % des investissements. D'après la Banque d'Algérie, le service de la dette pour 1990 a été de 7 milliards de dollars entre principal et intérêts, soit 60 % des recettes d'exportation. Pour refinancer celle-ci, l'Algérie avait demandé, depuis 1989, au Crédit Lyonnais d'être le chef de file d'un consortium bancaire international chargé de lever un emprunt de 2 milliards de dollars pour « pallier le remboursement du service de la dette sans sacrifier la croissance économique ». Privilégiant la politique monétaire (au même titre que l'Argentine), l'objectif fondamental des réformes devait concerner « la réduction de la masse monétaire dont les instruments principaux sont le flottement du dinar, l'inflation et le drainage de l'épargne par une réorganisation du dispositif bancaire ». La traduction de cette politique économique pousse le Pouvoir à mettre en place un marché financier et une bourse, à la refonte du code de commerce relativement à l'émission des valeurs mobilières, à libérer plus de 90 % des prix et à pousser les dirigeants des banques et des entreprises à jouer le rôle de propriétaires en économie de marché.
A cet égard, estimant qu'elle est la seule alternative qui puisse sortir le pays de la crise, M. Hamrouche, ex-Premier ministre, affirma alors qu'« il aurait été plus aisé pour le gouvernement de différer cette difficile transition vers l'économie de marché à des fins électoralistes, mais nous avons opté pour cette difficile voie ». Dans le même ordre d'idées,
M. Hidouci, ex-ministre de l'Economie, a pu dire : « Nous avons obtenu du FMI et de la Banque mondiale qu'ils déclarent notre programme juste du point de vue de l'orthodoxie économique Ce qui est attendu de nous, en réalité, c'est de privatiser. » Or, la dénationalisation du secteur public n'assure-t-elle pas un ticket pour une « solution à la polonaise » : 1 million de chômeurs et 1 000 % d'inflation en 5 semaines (1,4 million pour l'ex-Yougoslavie et 2 à 3 millions pour l'ex-RDA) ? Certes, l'Etat a admis alors avoir dégagé une enveloppe de 27,5 milliards au profit du soutien des prix des produits à large consommation. Toutefois, cette mesure fut dérisoire à en croire les propos des citoyens auxquels la presse algérienne a pu donner la parole (notamment Algérie Actualité). D'abord, au sujet de la drogue : « L'Algérie est devenue un immense trafic Si j'étais un mec de la Sûreté, ce soir on arrêterait Tout-Alger pour trafic (rires). Tout le monde trafique, le gouvernement en premier, et nous les guellaline (les pauvres), on va rester à les regarder ? » Ensuite, à propos du logement : « Il est difficile de demander à un travailleur qui réalise des logements et qui habite dans un bidonville d'avoir le cur dans le travail s'il voit le produit de son travail détourné. » Enfin, un candidat-citoyen aux législatives : « L'Algérien est capable d'être autre chose qu'un hittiste, un drogué, un intégriste, un chômeur () J'en ai marre de voir les mêmes têtes à la une des journaux. »
Ainsi, il est loisible de constater au grand jour des différenciations sociales jusqu'ici inégalées, y compris chez les couches moyennes. De fait, il semblerait que les cadres moyens et supérieurs, dans les entreprises et les administrations, souffrent tout comme les catégories sociales à bas revenus. Ainsi, si ces cadres ne contestent pas les « vertus thérapeutiques des réformes » et marquent leur préférence pour l'économie de marché jugée plutôt efficace, ils redoutent néanmoins l'inflation et la dévaluation du dinar, l'aggravation du chômage et la gestion des relations de travail devenues difficiles.
Sans doute, comme le remarque M. Benissad, économiste : « Ce n'est pas parce qu'on a augmenté les taux d'intérêt, déprécié le taux de change, ou libéré les prix que l'on va résoudre les problèmes vrais que vit l'économie algérienne. » C'est le cas de l'Argentine et du Brésil, deux géants aux pieds d'argile et minés, notamment, par leur dette extérieure très importante.
La principale centrale syndicale algérienne (Union générale des travailleurs algériens, UGTA) a pu avoir alors cette réaction :
« Les travailleurs ne peuvent plus supporter seuls le coût social des réformes économiques entreprises par le gouvernement », étant observé que les prix ne cessent de connaître des hausses non négligeables avec la bénédiction de la loi. Parmi les mesures préconisées alors par le gouvernement de Hamrouche ­p; dont l'objectif patent fut sans doute de tempérer ce darwinisme socio-économique - : l'extension du régime de la Sécurité sociale à certaines couches (notamment les chômeurs), la mise en place d'une caisse d'allocation-chômage, le développement de la solidarité nationale pour la construction du logement social dit collectif, la libération totale du commerce extérieur et des prix à la consommation qui échappe totalement à l'Etat (avec à la clé la flambée des prix).
Face à la montée des périls, l'état d'urgence mit fin à la « récréation démocratique ». La détermination affichée de ne pas demander le rééchelonnement ne résista pas à l'épreuve du temps, les mesures préconisées par le FMI, en ce cas, étant draconiennes en matière tant des licenciements de masse que de la privatisation du parc industriel public. Face à ce syndrome tout à la fois libanais - déliquescence de l'Etat - et polonais - crise économique aiguë -, le Pouvoir n'hésita pas à évoquer le risque d'une « solution à la chilienne » à la Mecque des révolutionnaires, alors même que l'austérité battait son plein et que le rééchelonnement devenait, par la force des choses, une nécessité.
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* Avocat algérien, auteur. Paris

In Le Matin du 10-04-2004



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